VICTOR HUGO (1802-1885)

 

L’enfant

 

Les Turcs ont passé là. Tout est ruine et deuil.

Chio, l’île des vins, n’est plus qu’un sombre écueil,

     Chio, qu’ombrageaient les charmilles,

Chio, qui dans les flots reflétait ses grand bois,

Ses coteaux , ses palais, et le soir quelquefois

     Un chœur dansant  de jeunes filles.

 

Tout est désert. Mais non; seul près des murs noircis,

Un enfant aux yeux bleus, un enfant grec, assis,

     Courbait sa tête humiliée.

Il avait pour asile, il avait pour appui

Une blanche aubépine, une fleur, comme lui

     Dans  le grand ravage oublié.

 

Ah ! pauvre enfant, pieds nus sur les rocs anguleux !

Hélas ! pour essuyer les pleurs de tes yeux bleus

     Comme le ciel et comme l’onde,

Pour que dans leur azur, de larmes orageux.

Passe le vif éclair de la joie et des jeux,

     Pour relever ta tête blonde,

 

Que veux-tu ? Bel enfant, que te faut-il donner

Pour rattacher gaiement et gaiement ramener

     En boucles sur ta blanche épaule

Ces cheveux, qui du fer n’ont pas subi l’affront,

Et qui pleurent épars autour de ton beau front,

     Comme les feuilles sur le saule ?

 

Qui pourrait dissiper tes chagrins nébuleux ?

Est-ce d’avoir ce lys, bleu comme tes yeux bleus,

     Qui d’Iran borde le puits sombre ?

Ou le fruit du tuba, de cet arbre si grand

Qu’un cheval au galop met, toujours en courant,

     Cent ans à sortir de son ombre ?

 

Veux-tu, pour me sourire, un bel oiseau des bois,

Qui chante avec un chant plus doux que le hautbois,

     Plus éclatant que les cymbales ?

Que veux-tu ? fleur, beau fruit, ou l’oiseau merveilleux ?

-         Ami, dit l’enfant grec, dit l’enfant aux yeux bleux,

 Je veux  de la poudre  et des balles.

                                         

                                               (Orientales, XVIII)

    

 

 

 

 

 

 

 

CHARLES BAUDELAIRE (1821-1867)

 

Un voyage à Cythère

 

Mon cœur, comme un oiseau, voltigeait tout joyeux

Et planait librement  à l’entour des cordages ;

Le navire roulait sous un ciel sans nuages,

Comme un ange enivré d’un soleil radieux.

 

Quelle est cette île  triste et noire ? - C’est Cythère,

Nous dit-on, un pays fameux dans les chansons,

Eldorado banal de tous les vieux garçons.

Regardez, après tout, c’est une pauvre terre.

 

Ile des doux secrets et des fêtes du cœur !

De l’antique Vénus le superbe fantôme

Au-dessus de tes mers plane comme un arôme,

Et charge les esprits d’amour et de langueur.

 

Belle île aux myrtes verts, pleine de fleurs écloses.

Vénérée à jamais par toute nation,

Où les soupirs des cœurs en adoration

Roulent comme l’encens sur un jardin de roses

 

Ou le roucoulement éternel d’un ramier !

- Cythère n’était plus qu’un terrain des plus maigres,

Un désert rocailleux troublé par des cris aigres,

J’entrevoyais pourtant un objet singulier !

 

Ce n’était pas un temple aux ombres bocagères,

Où la jeune prêtresse, amoureuse des fleurs,

Allait, le corps brûlé de secrètes chaleurs,

Entre-bâillant sa robe aux brises passagères ;

 

Mais voilà qu’en rasant la cote  d’assez près

Pour troubler les oiseaux avec nos voiles blanches,

Nous vîmes que s’était un gibet à trois branches,

Du ciel se détachant en noir, comme un cyprès.

 

De féroces oiseaux perchés sur leur pâture

Détruisaient avec rage un pendu déjà mur,

Chacun plantant, comme un outil, son bec impur

Dans tous les coins saignants de cette pourriture ;

 

Les yeux  étaient deux trous, et du ventre effondré

Les intestins pesants lui coulaient sur les cuisses,

Et ses bourreaux, gorgés de hideuses délices,

L’avaient à coup de bec absolument châtré .

 

Sous les pieds, un troupeau de jaloux quadrupèdes,

Le museau relevé, tournoyait et rodait ;

Une plus grande bête au milieu s’agitait

Comme un exécuteur entouré de ses aides.

 

Habitant de Cythère, enfant d’un ciel si beau,

Silencieusement tu souffrais ces insultes

En expiation de tes infâmes cultes

Et des péchés qui t’ont interdit le tombeau.

 

Ridicule pendu, tes douleurs sont les miennes!

Je sentis, à l’aspect de tes membres flottants,

Comme un vomissement, remonter vers mes dents

Le long fleuve de fiel des douleurs anciennes ;

 

Devant toi, pauvre diable au souvenir si cher,

J’ai senti tous les becs et toutes les mâchoires

Des corbeaux lancinants et des panthères noires

Qui jadis aimaient tant à triturer ma chair.

 

Le ciel était charmant, la mer était unie ;

Pour moi tout était noir et sanglant désormais,

Hélas ! et j’avais, comme en un suaire épais,

Le cœur enseveli dans cette allégorie.

 

Dans ton île, o Vénus ! je n’ai trouvé debout

Qu’un gibet symbolique où pendait mon image…

Ah ! Seigneur ! donnez-moi la force et le courage

De contempler mon cœur et mon corps sans dégoût !